Une expérience surprenante...

 

Le grand sage Shankara, qui domine de très haut toute la tradition de la philosophie indienne, a écrit : « Les gens vieillissent et meurent parce qu'ils voient d'autres personnes vieillir et mourir. »

L'idée apparemment curieuse de Shankara, selon laquelle nous vieillissons parce que nous regardons autrui vieillir, pourrait bien être exacte. Une étude ingénieuse du département de psychologie d'Harvard, à la fin des années soixante-dix, nous en a d'ores et déjà fourni une confirmation partielle. En fait, l'équipe de Harvard, dirigée par le professeur Ellen Langer, n'avait pas en tête, dans son entreprise, l'affirmation de Shankara ; il s'agissait pour ces chercheurs d'établir si le vieillissement est bien irréversible comme on l'admet habituellement. La position officielle de l'Institut national américain de recherche sur le vieillissement est qu’il n'existe aucune méthode fiable pour restaurer une jeunesse perdue, qu'il s'agisse de produits pharmaceutiques, de régime, d'exercices physiques ou de techniques mentales. Bien que de nombreuses recherches viennent étayer cette position, l'équipe d’Ellen Langer avait quelques doutes ; ses membres soupçonnaient que le vieillissement est peut-être une création de l'esprit, que l'esprit peut défaire.

Dans le but d'étudier cette éventualité, ils commencèrent par passer une petite annonce dans un quotidien de Boston afin de recruter des hommes de soixante-quinze ans et plus, qui accepteraient de partir une semaine en vacances, tous frais payés. Un groupe de volontaires fut sélectionné, installé dans une estafette et rapidement expédié dans une retraite luxueuse de cinq hectares de forêt, à l'écart du monde, dans la campagne de la Nouvelle-Angleterre.

Une reconstitution de la vie quotidienne de vingt ans auparavant les attendait en ce lieu isolé. Au lieu des magazines de 1979 c’étaient des numéros de Life et du Saturday Evening Post datant de 1959 qui étaient posés sur les tables. La radio diffusait la musique de cette année-là et les discussions collectives se centraient sur la politique et les célébrités de cette période. Un discours enregistré du président Eisenhower fut suivi du film Anatomie d'un meurtre, récompensé d'un Oscar en 1959. Parallèlement à ces accessoires, tout était fait pour centrer chaque individu sur la manière dont il ressentait les choses, dont il se présentait, parlait et agissait lorsqu'il avait vingt ans de moins.

Le groupe ne devait s'exprimer qu'au présent, comme si 1959 représentait l'actualité immédiate : « Pensez-vous que Castro va devenir une marionnette de Khrouchtchev ? » et personne ne devait aller plus loin que cette même année dans ses allusions à sa famille, à ses amis et à son travail. Leurs enfants, qui avaient tous quarante ans au moins, étaient encore au foyer ou « commençaient » leurs études universitaires ; eux-mêmes « étaient » à l'apogée de leur carrière. Chacun avait fourni une photographie de lui-même prise vingt ans plus tôt, qui avait servi lors des présentations mutuelles du groupe.

Tandis que se déroulait cette semaine en trompe-l'œil, un groupe témoin d'hommes de plus de soixante-quinze ans évoquait aussi les événements de 1959, mais en parlant au passé, et non au présent. Castro, tel joueur de base-ball célèbre, Eisenhower et Marilyn Monroe redevenaient des personnages historiques et l'on n'avait retranché aucun jour à leur vie. La radio diffusait la musique de 1979, les magazines apportaient de « vraies » dernières nouvelles et les films étaient ceux du moment.

Avant, pendant et après sa coupure du monde, Ellen Langer mesura chez chaque homme les signes de son vieillissement. Parmi les membres du groupe 1959 les résultats de ces mesures montrèrent dans une proportion remarquable un recul dans le temps, tout au long de la semaine. Leur mémoire et leur dextérité avaient commencé à s'améliorer ; eux-mêmes étaient plus actifs et autonomes. (Au lieu d'attendre d'être servis, ils allaient chercher leurs repas et nettoyaient leur table d'eux-mêmes.)

On pouvait s’attendre à certains de ces changements de la part de personnes âgées profitant avec plaisir d'un séjour de vacances. Cependant, des traits assurément considérés comme les signes irréversibles du vieillissement amorcèrent aussi un revirement. Un jury indépendant, auquel furent présentées des photographies « avant et après » de ces hommes, évalua leurs âges à trois années de moins que la réalité. La mesure des mains montra que leurs doigts s'étaient véritablement allongés et avaient reconquis une certaine souplesse d'articulations. L'ensemble du groupe se tenait plus droit sur ses chaises, donnait des poignées de main plus vigoureuses, et même voyait et entendait mieux. Le groupe témoin présenta aussi certaines de ces évolutions, mais à des degrés moindres, et certaines mesures, telles l'habileté manuelle et la longueur des doigts, avaient même diminué au cours de la semaine.

Dans son livre intrigant et fascinant, L'Esprit en éveil, Ellen Langer attribue certains des retournements enregistrés au fait que ces hommes s'étaient vu offrir une plus grande maîtrise de leur vie qu'ils n'avaient chez eux. On les avait traités comme n'importe quelle personne à mi-chemin entre la cinquantaine et la soixantaine qui, naturellement, porte sa propre valise ou choisit elle-même son repas. Lors des discussions en commun, leurs opinions étaient prises au sérieux et il allait de soi que leur esprit était clair et alerte, hypothèse vraisemblablement absente de leur vie quotidienne. De passive, leur existence était devenue active, selon le propre terme qu'emploie Langer pour qualifier une vie faite de vivacité d'esprit, d'ouverture aux idées nouvelles et de puissance mentale. Mais pourquoi le groupe qui avait « vécu en 1959 » était-il tellement meilleur que le groupe 1979 ? Il est assez vraisemblable que ses membres avaient progressé à cause de ce qu'ils voyaient. Pour paraphraser la maxime de Shankara : ne pas voir vieillir notre prochain semble empêcher notre propre vieillissement.

 Extrait de « La Vie Sans Conditions »
Maîtriser les mystères de la réalité personnelle

de Deepak Chopra, InterEditions

 

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* Bibliographie Ellen Langer :
« Pratiquer la Pleine Conscience au quotidien - Ce que change la Mindfulness dans notre vie », InterEditions, mai 2015.
« 
Counterclockwise: A Proven Way to Think Yourself Younger and Healthier », Hodder Paperbacks, septembre 2010.
« 
L’esprit en éveil », InterEditions, janvier 1990.